Pour un jeu de rôle épique

L'Iliade et l'Odyssée... La Chanson de Roland... Des épopées pleines de bruit et de fureur, de batailles titanesques, d'interventions divines, de poésie... N'avez-vous jamais rêvé de maîtriser une partie qui atteigne de telles proportions proprement... épiques ? Nous vous proposons d'entrer dans le royaume de "l'Histoire écoutée aux portes de la Légende", pour faire vivre à vos joueurs des parties aux tonalités différentes du train-train rôlistique habituel...

L'EPOPEE

Le genre épique est un genre très âgé. Nous avions coutume de le faire débuter avec Homère et ses deux chefs-d'oeuvre que sont l'Iliade et l'Odyssée, mais le XXème siècle a mis à jour des poèmes épiques plus anciens encore (l'épopée de Gilgamesh, par exemple, ou encore des textes indiens comme le Mahabharata ou le Ramayana).

En comparant entre elles des oeuvres épiques reconnues comme telles (l'Iliade, l'Odyssée, la Chanson de Roland, Gilgamesh, le Kalevala¸ les épopées africaines, etc.), nous pouvons en tirer des constantes, que nous considérerons ici comme les critères de l'épopée, à savoir que l'épopée est :

1. un récit continu avec un début et une fin
2. qui narre une aventure héroïque avec des actions extraordinaires (au sens étymologique du terme : qui sortent de l'ordinaire)
3. avec un (ou plusieurs) personnage noble socialement et/ou moralement (Ulysse, Roland...)
4. d'origine exceptionnelle la plupart du temps
5. doté d'un compagnonnage héroïque (Olivier, les compagnons d'Ulysse)
6. dans un cadre agonistique (luttes, souvent guerrières)
7. de type historico-légendaire (il y a un fond historique mêlé à de la légende : la guerre de Troie, la bataille de Ronceveaux...)
8. de schème trifonctionnel (nous trouvons dans le récit des catégories sociales qui correspondent à 3 fonctions du monde indo-européen, démontrées par George Dumézil : les chefs (gouvernement, religion), les guerriers, les producteurs (dont font partie les femmes).
9. avec intervention transcendante (le monde divin est très présent)
10. en vers
11. composés dans une langue noble
12. avec un style hyperbolique (exagération épique)
13. et un style formulaire (il y a beaucoup d'anaphores et de figures de répétition)
14. récité par un artiste spécialisé (aède, griot, etc.)
15. et exaltant le prestige de la communauté, ayant une fonction identitaire.

Maintenant que nous avons survolé les différents critères qui forment une épopée, voyons comment adapter ce genre au jeu de rôle (notenbsp;: les chiffres entre parenthèses dans la suite du texte renvoient aux différents critères énoncés ci-dessus).

EPOPEE ET JEU DE RÔLE

Faire d'une partie de jeu de rôle une "épopée" demande beaucoup d'investissements, à la fois de la part du MJ, mais aussi de la part des joueurs, comme nous allons le voir. Mais le résultat en vaut la peine...

Une question d'ambiance

L'épopée est un genre d'abord oral, elle est récitée par un artiste spécialisé (14). Jusque là, pas de problèmes : le jeu de rôle est aussi oral, et le MJ peut être considéré comme un "artiste spécialisé" (il a un statut différent de son auditoire). Mais les choses vont se corser. Avant le XVIème siècle, on désignait les épopées sous le terme de "poème héroïques". Poèmes ? Eh oui, l'épopée est en vers (10). Vous vous voyez mal maîtriser en faisant des rimes, n'est-ce pas ? Alors vous serez peut-être heureux d'apprendre que les vers ne sont pas forcément rimés, tant qu'ils sont rythmés. Le premier problème est là : il vous faut trouver un rythme de diction qui fera sentir à vos joueurs une différence notable avec vos parties habituelles. Attention, cela ne signifie pas que vous devrez adopter un ton monocorde et unique ! Mais vous devrez donner l'impression que vous récitez ce que vous dites ; et si possible, vous devrez utiliser un vocabulaire soutenu (11) : évitez les phrases du genre "une saloperie te saute à la figure", et ne placez que des paroles "nobles" dans la bouche de vos PNJs (non, pas de "Putain, j'vais te tuer !").

Le deuxième problème "technique" vient du fait que vous devrez utiliser un style formulaire (13). C'est-à-dire ? Eh bien, vous devrez utiliser quelques figures de style de répétition et de symétrie.

• Par exemple, les anaphores (répétitions de mots ou de groupes de mots en début de vers). Voilà un exemple tiré de l'Odyssée :
  "Jamais le souffle humide des vents forts n'y pénétrait,
  Jamais ne le frappaient les brillants rayons du soleil,
  Jamais ne passait de pluie au travers [...]"
  Ces répétitions servaient à l'artiste de repères pour l'aider à mémoriser et à réciter son texte. En tant que MJ, vous les utiliserez pour rythmer vos paroles. Mais l'anaphore n'est pas la seule figure à utiliser...
• l'épithète formulaire est à utiliser tout le long de la partie. Ces épithètes servent à caractériser quelqu'un ou quelque chose. Dans l'Odyssée, Athéna est "la déesse aux yeux pers", on parle d'Aphrodite "aux yeux rieurs", du "sage Ulysse", des "noirs vaisseaux", etc. Choisissez des épithètes formulaires pour tous vos personnages importants (y compris les PJs !), ainsi que pour les objets revenant souvent dans votre scénario. Cela vous permettra de donner à vos description une touche d'exotisme.
• la répétition de motifs. Régulièrement, vous décrirez des motifs revenant de manière répétée : l'aube qui se lève, les salutations, les sacrifices aux dieux, etc. Tous ces motifs devront être décrits de la même manière à chaque fois, avec seulement quelques petites touches en plus ou en moins.
• la répétition d'épisodes entiers. C'est le fait soit d'annoncer des épisodes, soit de les rappeler. C'est l'occasion d'inclure des prophètes (narrant ce qui va de toute manière arriver aux PJs), des poètes racontant les exploits des PJ, etc.

Après avoir vu la forme, nous allons maintenant nous intéresser au fond, c'est-à-dire à l'histoire et aux personnages...

Le problème des joueurs

Le principal point qui sépare l'épopée du jeu de rôle, c'est la place tenue par les différents protagonistes. Dans l'épopée, il y a UN héros, accompagné de ses compagnons. En jeu de rôle, tous doivent être égaux, tous doivent être des héros. Dans notre "jeu de rôle épique", il faudra donc choisir un héros parmi les joueurs. Et faire preuve de beaucoup de tact pour faire accepter ce choix aux autres (sachant que dans la majorité des épopées, les compagnons héroïques sont destinés à mourir !). Ce joueur sera désigné dès le début comme étant le Héros, les autres joueurs étant ses Compagnons (5). Donnez à chacun un statut noble (3) : duc, comte, etc. Le héros devra, de plus, avoir une parenté exceptionnelle (4) : son père était un demi-dieu, un animal, etc. Une fois accepté ce postulat délicat, vos joueurs seront prêts à commencer. Mais votre travail à vous, MJ, n'est pas encore fini...

Monde et scénario

La plupart des MJs n'auront aucun mal à intégrer les éléments de background suivants : un cadre de combats ou d'épreuves (6), un schème trifonctionnel (8), une intervention transcendante (9), et une aventure héroïque avec des actions extraordinaires (2). D'autres éléments plus délicats doivent être également être pris en compte :
- un cadre de type historico-légendaire (7) exaltant le prestige d'une communauté (15). En fait, votre scénario, une fois terminé (ou même avant d'être commencé, si vous êtes doué), devra devenir une légende du monde dans lequel vous jouez d'ordinaire, avec quelques preuves du fait que cette légende a probablement eu lieu un jour (ruines, etc.). Cette légende doit fonctionner comme un élément qui permette de donner une identité commune à un peuple donné.
- Il vous faudra exagérer (12). Les PJs doivent tuer des centaines d'ennemis, trancher des chevaux en deux d'un coup d'épée, etc. L'épopée met en scène des héros qui vont encore plus loin que les héros hollywoodiens. Ils mangent comme des ogres, sont extravertis, ont des sentiments exacerbés (ils pleurent des torrents de larmes, poussent de formidables rires, sont braves à l'excès, etc.). N'ayez pas peur d'aller trop loin : ainsi sont les héros...
- L'adversaire du héros doit être son reflet : il est aussi brave que lui, aussi noble, aussi fort, etc. Cela est nécessaire à l'épopée, car cela valorise le héros (car "à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire"). Cela est valable pour le "Grand Méchant". La plupart des autres adversaires du héros sont, au contraire, anti-héroïques (lâches, fourbes, etc.).

EN CONCLUSION

Moyennant pas mal d'efforts, il vous sera possible de créer une aventure (voire une campagne) épique, qui deviendra une légende racontée par tous les poètes du monde dans lequel vous jouez. Si vous suivez à la lettre les critères de l'épopée, vous créerez une ambiance dont vous et vos joueurs vous souviendrez pendant longtemps...